CHAPITRE II
Depuis son retour à Rooky, Liensun paraissait triste et Zabel ne comprenait pas ce qui s’était passé. Elle s’était fortement inquiétée de lui quand il avait disparu dans cette tourmente qui avait jeté des centaines de milliers de gens dans un exode catastrophique et sans raison apparente. Une folie collective, une psychose avait poussé les gens vers les inlandsis de l’ouest, l’ancienne Australie, par exemple. Les Banquisiens ne supportaient que difficilement cette vie au-dessus des profondeurs glauques de l’océan Pacifique. Des milliers avaient péri sur les réseaux de l’exil et tous n’étaient pas revenus dans la Compagnie.
Dans la petite colonie rénovatrice installée dans le nord de la banquise, dans un no man’s land ignoré des réseaux ferroviaires, on travaillait dur pour créer un milieu confortable où l’on ne craindrait plus le froid et la faim. Liensun se couchait tard, se levait tôt et ne faisait guère attention à Zabel.
Et puis elle finit par savoir qu’Ann Suba avait quitté l’autre colonie rénovatrice, celle des Échafaudages, et n’était jamais rentrée. Dès lors elle fut certaine que Liensun l’avait rencontrée quelque part et n’avait pas voulu lui en parler.
On avait fini par régler le problème des meutes de loups qui attaquaient la rookery de manchots et dévoraient les plus jeunes animaux. Une double clôture électrique ceinturait un vaste espace, et désormais les fauves risquaient de recevoir une forte décharge s’ils tentaient de passer entre les fils électriques. La centrale à l’huile de manchot fonctionnait sans faillir.
Et puis un soir Guhan vint avertir Liensun que Rigil était sur les ondes :
— Il ne veut parler qu’à toi.
— La communication est bonne ?
— Toujours, une fois la nuit venue.
Liensun resta absent une dizaine de minutes et quand il revint dans la cafétéria où l’on discutait et jouait en attendant l’heure de se coucher, sa pâleur amena vite le silence. Il regagna sa place et regarda Zabel en premier, esquissa un sourire sans joie :
— Ce que j’ai à vous annoncer est terrible. Et pourtant je ne devrais pas m’exprimer ainsi.
Il respira profondément :
— Ce que nous avons attendu depuis notre premier âge, ce que nos parents et avant eux nos aïeux ont espéré va se produire d’ici huit jours au pire, un mois au mieux.
— Charlster a joué au con ! cria quelqu’un avec rage.
Liensun secoua la tête :
— Non. Il n’avait pas les moyens techniques de le faire, malgré sa vantardise, du moins pas avant des mois, peut-être des années. Une lucarne va s’ouvrir dans notre ciel… Vingt millions de kilomètres carrés de banquise du Pacifique seront directement frappés par les rayons du Soleil.
— Nous sommes dans cette surface-là ?
— Oui, et de plus dans l’hémisphère Nord… Qui en ce moment est en saison d’été. Pour certains d’entre vous ça ne veut pas dire grand-chose, mais disons qu’à l’équateur l’ensoleillement sera de douze heures, alors que nous risquons d’avoir jusqu’à seize heures…
— Ça veut dire qu’il faut partir, murmura Zabel.
Il lui prit la main et inclina la tête.
— Mais où ?
— Logiquement aux Échafaudages.
— Jamais, crièrent plusieurs et une majorité parut se manifester pour ce refus d’un retour à la colonie mère.
— Là-bas ce sera la sécurité. Charlster dit…
— On emmerde Charlster.
Liensun dut attendre que les esprits se calment pour commencer à expliquer ce qui les attendait ailleurs :
— Il y aura une chasse féroce aux Rénovateurs, où que nous allions. Puisque vous ne voulez pas des Échafaudages, il ne reste qu’une solution : rester ici.
— Et nous réfugier sur un glaçon qui fondra chaque jour un peu ?
— Non. Je connais une femme qui possède un cargo quelque part dans le sud et qui m’a révélé que de nombreux autres bateaux étaient abandonnés depuis des siècles sur les banquises.
— La plupart ont été retrouvés, exploités, non ? demanda son voisin.
— C’est certain, mais plus à l’est il doit en rester quelques-uns. Nous partirons dès demain à leur recherche avec le dirigeable. Enfin vous, vous partirez, car moi j’ai une mission à remplir. Il faut que je rencontre le Président Kid pour lui révéler que bientôt il sera le P.-D.G. d’une Compagnie en train de rétrécir chaque jour un peu plus. Je dois le mettre en face de ses responsabilités. Il est impossible de lancer cette nouvelle sur les ondes et de provoquer ainsi un autre exode encore plus meurtrier.
— Qui sait si les gens y ajouteraient foi, dit Guhan. Possible que, échaudés par une récente aventure similaire, ils refusent de bouger, quitte à se bousculer ensuite sur les voies au premier rayon de soleil.
— Un rayon de soleil…, murmura Zabel. Nous sommes effrayés, surpris désagréablement, mais il va y avoir un rayon de soleil, un matin, et nous le verrons. Nous pourrons quitter nos cagoules, exposer nos visages…
— Risquer d’être aveuglé, dit quelqu’un.
Mais Zabel n’entendait pas. Elle fermait les yeux, souriait de bonheur. Liensun se souvenait de Julius Ker qui avait eu la rétine brûlée par le Soleil, et de son père, Lien Rag, qui avait également failli rester aveugle.
— Tu veux qu’on trouve un bateau ?
— Pas n’importe quel bateau mais un cargo, un de ces énormes navires qui transportaient des marchandises. Il faut réfléchir à l’avenir. Bien sûr il y aura panique, désordre, désorganisation, et l’argent n’aura plus de valeur. On en reviendra au troc. Si notre cargo est rempli d’une marchandise de première nécessité nous pourrons survivre longtemps, obtenir en échange des vivres, d’autres objets utiles.
— Mais comment faire marcher un cargo ? Ils ne connaissaient que le pétrole dans le temps.
— Certains fonctionnaient à l’énergie nucléaire.
— Ceux-là sont par le fond, le réacteur a fini par s’emballer et par percer la coque. Il y avait des cargos mixtes à voile et à diesel… De plus en plus même au moment de la Grande Panique, car le pétrole commençait à se faire rare. Si nous avions la chance de tomber sur l’un de ces modèles ce serait merveilleux.
— Tu vas retourner à Titanpolis ?
— Pourquoi pas. J’irai voir mon demi-frère Jdrien. Lui aussi doit être mis au courant. Les Roux sont aussi menacés que nous. Ils devront se replier vers l’Antarctique.
On veilla si tard que certains jugèrent inutile de se coucher. L’inquiétude commençait à faire place à une certaine exaltation et certains rêvaient d’un nouveau monde où chaleur et lumière permettaient de vivre enfin dans des conditions normales.
— Il y aura des forêts…
— Quand la boue sera asséchée, répliqua un pessimiste.
— Des fleurs.
— Et du brouillard si épais qu’on n’y verra pas à deux mètres… Et si l’air devient trop chaud, les vents se précipiteront aussi violents que ceux que nous connaissons.
Dès que l’aube lugubre se leva, ils sortirent pour essayer de localiser la fameuse lucarne, mais le ciel, d’un gris de plomb, ne laissait nulle part apparaître une tache plus claire. On finit par reprendre les activités journalières tandis qu’une équipe redonnait vie au dirigeable.
Ce fut au repas de midi que les questions commencèrent à se faire plus incisives.
— Une équipe va partir à la recherche d’un cargo mythique, déclara un certain Blems. Je suppose que seul l’équipage spécialisé embarquera dans le Ma Ker ?
— Bien sûr, dit Liensun. Les autres attendront notre retour.
— Et si le processus solaire va plus vite que prévu, qu’allons-nous devenir ? Est-ce que notre îlot de glace nous supportera longtemps ? Ici elle ne me paraît pas très épaisse. Vous savez bien que les manchots, les phoques, ne s’installent que lorsque la banquise est assez mince pour qu’ils puissent aménager leur trou.
— Vous avez peur qu’on vous abandonne ? demanda Zabel qui pouvait prétendre faire partie de l’équipage.
— Exactement. Quelles garanties offrez-vous si le fameux cargo, à condition que vous en trouviez un, est à des journées de vol d’ici ? Et si nous dérivons ? Si le courant japonais nous entraîne vers le nord ? Si vous allez explorer des zones inconnues, comment trouverez-vous l’huile nécessaire au Ma Ker ?
— Nous embarquerons un stock suffisant.
— Ce qui ralentira votre vitesse et vous empêchera de vous élever, tu le sais bien, Liensun, cria Blems.
— Que veux-tu que nous fassions, que nous attendions ici tous ensemble le dégel ? Je vous dis que nous reviendrons, mais si vous en doutez, acceptez que nous vous transportions jusqu’aux Échafaudages.
— Pourquoi pas, répliqua Blems qui, la veille, était parmi les minoritaires acceptant un retour vers la colonie mère. Nous serons à l’abri là-bas. Je n’ai pas tellement confiance en cette histoire de cargo.
— Tu as tort, lui lança Liensun. Désormais c’est sur l’eau que se bâtira la nouvelle société.